LE COULOBRE DE LA DORDOGNE

"J'en ai mon sadoul' J'en ai marre! " glapissait le Coulobre. Et c'est vrai, on peut comprendre ça. Le Coulobre de la Dordogne, monstre légendaire, n'était plus craint. Or, qu'est-ce qui fait vivre un monstre si ce n'est le regard craintif des autres Et qu'est-ce qui fait vivre une légende si ce n'est la créducroyance des autres?

Le Coulobre dépérissait à vue de nez: les mains moites, la queue coite, les pieds poites. Il faut bien avouer qu'il avait perdu tous ses privilèges. La laideur d'abord : il n'était plus le seul. Le seul être laid s'entend. Serpent immonde et gluant, plein de verrues et pustules, de balafres sanguinolentes et jouissant d'une haleine fétide. Non, il n'était plus le seul. Bien des gens devenaient comme lui. Mais de l'intérieur, alors ça ne se remarquait pas tout de suite...

Et les cadeaux, les offrandes qu'on lui faisait jadis ? Niet, nada, rédéré. Ah, l'heureux temps des bateliers, des gabariers ! Il arrivait qu'un de ceux-là tombât à la baille. Croquants, craquants, fondants étaient les gabariers, et le vin qu'ils picolaient, bombés comme des geais, aidait à la saveur de leur chair, à la régalade... Mais les gabariers, on n'en voit plus.

Et les vierges? Les vierges remarquez, il les dévorait parce que c'était tendre et frais, mais il préférait les femmes accomplies. Hélas, ces couillons d'humains, les hommes surtout, plaçaient l'honneur à une coudée du coeur. On ne pouvait rien leur dire, pétris de bondieuseries qu'ils étaient, et encore bien beau que de pères en fils ils fissent sacrifices de filles sucrées. Bah, maintenant c'était rapé. Plus de vierges, ou alors des mécréantes qui ne songeaient plus qu'à se débarrasser de cet encombrant diplôme. Vénus avant vétustes.

Le plus dur, c'était les toursites. En masse. Avec des appareils photos, et le courage vissé comme un pin's " I love the Monster ". Les canoës bariolés faisaient la nique à la mort. Feux rouges et embouteillages fluviaux. En vacances, voilà, ils étaient en vacances et dégustaient contes et légendes au restaurant gastronomique, sous la treille.

La Dordogne aussi, n'y mettait pas du sien. Les rives empestaient les gravats, hélas et l'eau itou was dégueulasse. Une flotte de citerne mal rincée. Une flotte saumâtre parsemée de déchets divers et d'été... Les poiscailles crevaient parfois, ventre à l'air, obscènes et dérisoires comme des peccadilles. Les martins-pêcheurs faisaient régime et l'on n'entendait plus, le soir, la saccade vivace de leurs trilles.

Quant aux barrages, là, même si le Coulobre savait que c'était le progrès, il n'en démordait pas. Les barrages barrent la Dordogne, et ça c'est le mot qui le dit. Et les fanatiques de la modernisation qui vouaient une admiration sans borne au fameux progrès, ne lui paraissait que pauvres bougres. Admiration sans borne n'est pas autre chose qu'admiration bornée. Ces gens-là lui foutaient la trouille.

Alors, alors... Le Coulobre avait décidé de réagir. Nous étions à la fin du siècle 20. Il fallait intervenir. Il fallait un coup décisif. Mais prises d'otages, bombe à retardement, ultimatum, grève sur le tard, n'appartenaient pas au domaine du monstre puisque les hommes en usaient déjà sans parcimonie. Que faire? Une campagne publicitaire aurait coûté trop cher... Pas assez de balles pour trop de mitraille...

Le Coulobre s'assit un soir, près d'un cingle de Dordogne et réfléchit. Les mains@nageoires garées sur les galets, le reste du corps dans Dordogne assoupie.

Une immense rapiette. Un lézard d'eau fantastique et répugnant. Une anguille imbécile, même pas sous roche, voilà ce qu'il était, le Coulobre.

Pourtant, pourtant, il venait de trouver l'Hidée. L'Hidée avec un H Majuscule comme la librairie du même nom. Il allait retourner le courant d'un coup de formule M. M, comme " Aime le mot dit ". Oui, vous lisez bien, le courant de la Dordogne allait être inversé. Je ne peux pas vous communiquer la formule en elle-même, parce que certains en abuseraient. Mais, je peux vous donner les ingrédients en français et latin :

1 ) du vomi de blaireau femelle (Degueulis Taï Femina)
- 2) du sang de chauve-souris pubère (Chabrolum Ratapenadae)
- 3) de l'urine matinale de renard enragé (Vulpis Dru)
- 4) une lettre recommandée de la Sacem (Epistola Proxenetis)
- 5) des rognures d'ongles d'Inspecteur des Impôts (Stress Simplex).


Alors, le courant remonta la Dordogne.

Drame infernal. Horresco referens .

Les canoës se déssalèrent, les peu nombreuses vierges aussi, mais pas de la même façon. Les touristes prirent peur, les restaurateurs aussi. La flotte se carbonisa. Enfin, je ne vous fais pas un dessin, (d'autant plus qu'Hurtaud les exécute bien mieux que moi), ce fut ce qu'on nomma par la suite le Chambardement Périgordien.

La télé parla de nous aux infos de 20 heures, avec un air tellement dégoûté que la région fut désertée en moins de temps qu'il n'en faut à Béatrice Dalle pour ne penser à rien. "

Le courant remontait la Dordogne : aussi la source en Auvergne s'engorgea. La Gironde cessa de l'être pour devenir famélique.

Bien sûr, on réunit tous les gens restant au pays. Les plus petits qui élisaient aux plus grands qui électaient. Tous dans la même galère, ço-ditz ! On traita avec Le Coulobre ; on promit d'arrondir les angles, de ne plus salir, d'entretenir ; on proposa - proposa seulement - d'arrêter les reconstitutions historiques en basquets et de sacrifier un groupe folklorique (montres à quartz et plumas dins lo tiol incluses). Alors, le Coulobre se laissa fléchir. Fléchir, c'est ce qui prend la place de réfléchir, mais il ne le savait pas. On peut être monstre et couillon à la fois. Et puis, ça nous arrangeait bien, alors...

Les choses redevinrent parallèles à ce qu'elles furent jadis et naguère, sans toutefois les naufrages de gabarriers ou les carnages de vierges. Le Coulobre se fit craindre à nouveau et on reprit créducroyance en lui. Tradition, mais vivante. C'est toute la différence entre le folklore figé et la coutume qui se perpétue en se parant des habits de chaque époque. Happy Coulobre ! D'ailleurs c'est pour ça que je vous raconte tout ça. Pauvre monde.

La Dordogne reprit donc son cours des choses, mais au propre. Accueillante pour les canoës qui la respectaient désormais. Et c'est bien heureux parce que l'été, j'aime bien m'y baigner; la Dordogne, c'est la piscine sans le chlore, poil au Coulobre. Et voilà un conte qui finit bien,

Poil aux Périgourdins.

Daniel L'Homond

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